Editorial 15

EDITORIAL N°15 - Avril 2017

Autonomie, pouvoir d’agir, liberté…

Ces mots résonnent à l’envi dans les discours de nos présidentiables.
 
Qu’en est-il en matière de thérapeutique transfusionnelle ? Vous vous souvenez sans doute que depuis les années 70, les acteurs de la « chaine transfusionnelle » revendiquent une prise en compte du donneur au receveur. Or nous avons tous été choqués par le reportage intitulé « le business du sang » diffusé sur ARTE le 21 février 2017(ré-écoutable en replay seulement pendant un mois…)

La solidité d'une chaîne dépend en principe de celle de chacun de ses maillons : c'est le plus fragile qui détermine la qualité de l'ensemble. 
Au regard du tryptique ronflant annoncé associant autonomie, pouvoir d'agir et liberté comme symbole de solidité, et s'agissant d'une chaîne transfusionnelle, les regards se portent spontanément vers le transfusé et son besoin de sang pour désigner le maillon faible. Mais c'est une illusion, doublement :
1- parce qu'il s'agit ici d'une chaîne mieux caractérisée par la solidarité que par la solidité. Le lien qu'elle matérialise n'aliène pas, mais il est censé au contraire libérer grâce à la relation établie entre les maillons qui la composent. De fait, c'est si personne n'avait besoin de sang que la chaîne perdrait sa raison d’être ; c'est en l'absence de receveur qu'elle n'aurait plus de sens, amenant la solidarité humaine à s'exprimer ailleurs et sous d'autres formes. Mais la tendance épidémiologique actuelle n'incite pas à envisager sérieusement ce scénario...
2- parce qu'en réalité, c'est le renouvellement permanent de donneurs disponibles, fiables et bienveillants qui détermine la solidité de la chaîne, sa pérennité, son existence même.

Mais où est la liberté du donneur entraîné dans cette chaîne de production, surtout si ce don se fait complice de l’addiction à son toxique ? L’addiction étant par définition une « privation de liberté », comment nous faisons-nous complices (préleveurs, producteur mais aussi prescripteurs et consommateurs) de cette aliénation des plus démunis et des plus fragiles ?

Démunis, fragiles, sont bien les mêmes mots que nous pouvons utiliser en miroir pour les patients et pour les donneurs. Il faut bien se rendre à l’évidence : des donneurs aux receveurs, cette chaîne n’est sans doute faite que de maillons faibles.

Cela peut-il impliquer que l’interdépendance entre le donneur et le receveur soit pleinement assumée ? comme entre patient et soignant ? (1)

Une autonomie « pétrie de relation » (2) peut-elle se développer dans une dynamique relationnelle ?

Est-ce l’anonymat qui pourrait empêcher cette autonomie pétrie de relation entre donneur et receveur ?

Quant au pouvoir d’agir du couple prescripteur-patient, peut-il adopter une consommation raisonnée, comme dans le domaine alimentaire nous accepterions de consommer moins pour partager et augmenter la qualité de production tout en visant l’économie de matière première ?
 
Quelle acceptable position entre la restriction de consommation en IgG IV d’un patient atteint de Déficit Immunitaire Primitif (DIP) et la mise en danger de ce patient ? 
La quantité d’IgG IV produite répond-elle aux besoins « justes » des patients ou aux besoins de la marchandisation ? du profit ? de la croissance ?
Les études « démontrant » la diminution des infections chez les patients dont le taux résiduel d’IgG est de 7g par rapport à ceux dont le Taux résiduel est de 5 g sont-elles publiées par des auteurs réellement indépendants ?
Est-ce vraiment non éthique de sensibiliser les patients à ces pratiques d’hyper production des dérivés du plasma ?

Ce que pointe le reportage d'Arte, et qu'on savait déjà, c'est qu'à l'échelle du globe le bénévolat ne suffit pas pour recruter assez de donneurs eu égard aux besoins. Ce qu'il montre aussi — et qu'on savait moins, ou voulait moins savoir en tant que français — c'est que la mise à disposition de donneurs en nombre suffisant coûte en santé pour les intéressés eux-mêmes, et potentiellement pour les receveurs, voire pour la société tout entière via l'émergence d'agents infectieux nouveaux passant à travers les mailles des procédures de décontamination déjà en place. Car c'est le besoin vital d'argent, et non le sens de l'autre dans le besoin, qui sélectionne et pousse ceux qui sont sans ressource et éventuellement sans scrupule à fréquenter préférentiellement les centres de prélèvement qui achètent leur sang à vil prix. Et ce sont statistiquement les mêmes qui sont le plus à risque de disséminer de nouveaux germes.

C'est donc bien le "donneur", en principe autonome et libre de donner, en réalité dépendant et contraint de vendre de lui-même, au risque de sa vie, qui est le maillon faible d'une chaîne dont l'ambivalence - elle crée toujours du lien, que ce soit pour libérer ou pour enfermer, pour unir ou séparer, bref, pour le bien ou pour le mal - reflète ou trahit la place que nos sociétés choisissent de faire au lucre quand il s'agit de vie, de mort, de santé et de maladie.

Quant à ceux qui jouent à leur profit au jeu de passe-passe qui consiste à profiter en toute légalité de la métamorphose du sang disponible en médicaments coûteux pour les autres et juteux pour eux-mêmes, c'est une autre histoire: au spectateur de distinguer le fait divers sordide du mythe journalistique, et d'en tirer éventuellement les conséquences dans sa « politique » s'il est  « politicien », et dans ses prescriptions s'il est prescripteur...

Joël Ceccaldi et Dominique Jaulmes
joel@ceccaldi.eu
djaulmes@gmail.com

1 - Ceccaldi J ; Bauchetet Ch. et Jaulmes D., L’autonomie en médecine: histoire, géographie et enjeux actuels, Hématologie 2017 ;23 :64-69
2 - Agata Zielinski le 12/02/2009, à l’occasion des 1ères rencontres scientifiques sur l’autonomie, sur invitation du CNSA
3 - pour compléter cette réflexion : 4ème séminaire INTS d'éthique transfusionnelle du 18 novembre 2016 consacré au non profit (→ Visualiser les vidéos ) ?
NDLR. Cet éditorial reflète les opinions personnelles de ses auteurs, et pas nécessairement l’opinion de la SFTS. Il est important de souligner que tous les médicaments dérivés du plasma utilisés en France sont soumis au régime d’autorisation de mise sur le marché. Les lecteurs intéressés par une approche plus structurée des principes de bioéthique visant à protéger les receveurs et les donneurs, particulièrement les principes d’autonomie et de justice, pourront lire l’article suivant.
Folléa G. Donor compensation and remuneration – is there really a difference? ISBT Science Series (2016) 11 (Suppl. 1), 3–9.
 
Cette approche a été largement diffusée. Elle semble partagée par de nombreuses parties prenantes.
La refonte prochaine du site de la SFTS permettra dans un avenir proche d’ouvrir un forum où les opinions des membres pourront s’exprimer. A très bientôt pour des discussions passionnantes ! 

Avril 2017
N°15